Thomas Berjoan : «Curry est sur la trajectoire de Jordan ou Duncan»

Il a empilé récompenses et records en révolutionnant le basket. Stephen Curry, mégastar de la NBA et meneur des Golden State Warriors, s’est vu consacrer un ouvrage de Thomas Berjoan, justement intitulé «La révolution» publié en mars 2018 aux Editions Marabout. Thomas, qui exerce dans la presse basket depuis 2004, est également l’auteur du «Livre d’or du basket» depuis 8 ans, dont l’édition 2018 est sortie ce mois-ci aux Editions Solar. Que possède Curry de si spécial ? Quelle est sa place dans l’histoire ? Qu’est-ce qui explique le succès des Warriors ? Entretien avec un connaisseur passionné.

Tu as écrit Le livre d’or du basket 2018, où tu récapitules la dernière saison de basket aussi bien en NBA qu’en France ou en Euroligue. A quel public s’adresse ce livre ?

Je pense qu’il s’adresse aux amateurs de tous les baskets. En France, il existe certainement un public qui ne s’intéresse qu’au basket français ou européen. Il y en a aussi chez les plus jeunes qui ne s’intéressent qu’à la NBA. Mais il y a aussi un très large public qui s’intéresse à tous les baskets. Notamment aujourd’hui où il y a beaucoup de passerelles, que ça soit avec les équipes nationales, les jeunes Français qui partent en NBA ou les joueurs de NBA qui partent ensuite en Europe, comme Amar’e Stoudemire qui joue à Jérusalem, en Ligue des champions. C’est un monde vivant. Avec ce livre, on essaye de proposer une hiérarchie des sujets, avec l’événement de l’année, l’homme de l’année… Et des rubriques où on parle de la saison NBA, de la saison en France, des faits les plus marquants de la saison européenne, du basket féminin. Bien sûr, on parle toujours du parcours de l’équipe de France. Le but, c’est aussi d’intéresser tout le monde à chaque histoire, de parler à tout le monde.

Ça fait 8 ans que tu travailles sur le Livre d’or du basket. Qu’est-ce qui te plaît dans sa rédaction ?

J’ai bossé pendant 12 ans dans un hebdomadaire avec une contrainte très forte. Quand on travaille en hebdomadaire avec une petite équipe, il faut boucler des papiers tous les jours, donc on est dans le flux continu de l’actu, un peu comme si on bossait sur un quotidien ou un site internet. On n’a pas toujours le recul nécessaire pour écrire. Pour les playoffs, parfois, on écrit alors qu’un match s’est joué entre le moment où on a fini d’écrire et celui où le magazine sort. On se retrouve dans des situations où il faut quand même dire quelque chose d’intéressant et pertinent si possible.

Ce qui est agréable avec le Livre d’or, c’est qu’on a le temps d’attendre, de voir qui est champion NBA, champion de Jeep Elite. On sait qui est le personnage principal de l’histoire, on peut réfléchir à la façon dont on va raconter la chose. C’est un bouquin commémoratif. Bien sûr, les gens ont envie de le lire dès sa sortie, mais ils connaissent la fin de l’histoire. Il faut que les histoires tiennent un peu dans le temps.

C’est un peu la trace laissée par le basket cette année-là.

Oui, c’est un peu l’ambition. L’idée, c’est ce que ce bouquin ait une durée de vie plus longue qu’une presse périodique, papier ou internet, où les choses s’enchaînent. C’est un rythme différent.

«Il est plus rentable que Curry shoote de 10 mètres que donner la balle à quelqu’un seul sous le cercle pour dunker.»

Parlons aussi d’un autre livre dont tu es l’auteur et qui est sorti en début d’année : «Stephen Curry, la révolution». Comment t’est venue le projet de ce livre ?

C’est venue en collaboration avec l’éditeur. Je travaille depuis 2010 avec Benoît Bontout. Il avait pour objectif de développer une nouvelle collection de sport chez Marabout. C’était à l’époque où, et c’est encore le cas aujourd’hui, Stephen Curry avait un impact extraordinaire sur le développement du jeu en NBA. À la fois par sa personnalité mais aussi par sa façon de jouer, et surtout le mouvement profond qu’il fait subir au jeu. Pleins de choses étaient très intéressantes le concernant, que ça soit son parcours de joueur toujours sous-estimé, de gens qui pensaient qu’il ne franchirait pas l’impact physique à l’échelon supérieur, sa façon de travailler, sa popularité hors normes. On s’est dit avec Benoît que ça serait une bonne idée, même s’il en était peut-être qu’à la moitié de sa carrière à l’époque.

Qu’est-ce que l’histoire de Stephen Curry possède de si particulière ?

Ça, je l’ai expliqué en 288 pages (rires). Il y a plusieurs choses, mais celle qui me marque le plus, c’est que les joueurs qui ont révolutionné le basket, jusque-là, ils étaient des monstres physiques. Comme Kareem Abdul-Jabbar, à cause de qui la NCAA (ndlr : le championnat universitaire) a interdit le dunk. Ou Wilt Chamberlain qui oblige à élargir la raquette (ndlr : la règle des 3 secondes empêche les joueurs de camper dans la raquette, mais cette dernière a été agrandie en 1964 pour limiter la domination des pivots). Ou Michael Jordan, qui n’est jamais blessé, qui saute plus haut, qui va plus vite. Avec Curry, le même type de phénomène existe. Sur la 1re moitié de la saison 2015-2016, il y a une stat qui existe sur ses tirs pris entre 10,5 mètres du panier et la moitié du terrain. Et son pourcentage de réussite fait que, sur 100 possessions, il est plus rentable que Curry shoote de 10 mètres que donner la balle à quelqu’un seul sous le cercle pour dunker. A la fin, Curry sera celui qui aura marqué le plus de points.

Sa technique, sa qualité de shoot, sa vista, la confiance qu’il a en lui, tout cela change fondamentalement la façon dont on joue au basket. Et on voit que, dans son sillage, les cadences de tir à 3pts ont augmenté. Des joueurs comme Damian Lillard, James Harden ou Kemba Walker se mettent à tirer beaucoup plus à 3pts. La face du jeu en est changée. Et elle en est changée par un mec qui fait 1m90 pour 85 kilos. Forcément, c’est un athlète, mais il est en dessous de la moyenne NBA.

«Shaquille O’Neal, s’il avait mesuré 1m85, il aurait joué en Régional 2.»

C’est d’autant plus impressionnant dans le basket, qui a toujours été considéré comme un sport de grands.

Shaquille O’Neal, s’il avait mesuré 1m85, il aurait joué en Régional 2. Au basket, la taille est un élément fondamental. Il y a eu une compilation de chiffres du New York Times sur la proportion de chances de jouer en NBA selon la taille qu’on mesure. Si vous mesurez 2m13, il y a 1 chance sur 7 de finir en NBA. Si vous mesurez 1m85, il y a 1 chance sur 1 million. La carrière au basket est complètement discriminée par la taille. D’autant plus en NBA, avec la dimension athlétique. Stephen Curry, toute sa carrière, on lui a dit qu’il n’était pas assez athlétique, pas assez grand, pas assez costaud pour jouer au lycée, en NCAA, en NBA, en playoffs, pour gagner un titre. Et encore aujourd’hui, ça ne disparaît pas. Continuellement, on pense que le miracle Stephen Curry va prendre fin à un moment, que ça soit chez les joueurs ou les GM (ndlr: General Manager, ceux qui façonnent les équipes).

D’ailleurs, LeBron James était encore le favori pour le titre de MVP pour la saison 2015-2016 selon eux.*

Ce que je trouve dingue, c’est qu’après son premier titre de MVP (en 2015) et le titre de champion avec Golden State, il n’y a que 7% des GM qui le donnent de nouveau vainqueur pour le trophée de MVP, saison où il l’obtient à l’unanimité. Tout le monde se dit «c’est un coup de chance». Depuis que Kevin Durant est arrivé (en 2016), on voit que la côte de Curry a baissé. Il est passé en All-NBA 2nd Team. Mais après son gros début de saison actuelle, les gens se rappellent à son bon souvenir. Et depuis qu’il est absent, on voit à quel point il est essentiel à Golden State.

«Cette franchise de Golden State, c’est la sienne, notamment avec cette culture de la joie.»

Est-ce qu’aujourd’hui, malgré la présence de Kevin Durant qui a été double MVP des Finales, on peut toujours considérer Curry comme le meilleur joueur et le plus important des Warriors ?

Le meilleur joueur, c’est compliqué. Ça dépend sur quels critères on se base. En terme de talent en attaque Kevin Durant est l’arme absolue de basket américain depuis 2010. Une bonne façon de s’en rendre compte, c’est avec Team USA. Même quand LeBron est là, c’est le meilleur marqueur. Quand il est dans une équipe qui tourne, il est innarêtable. On l’a vu avec ses deux titres de MVP des Finales, qui sont mérités par ailleurs. Mais est-ce que c’est le meilleur joueur… si on regarde les statistiques, l’efficacité en attaque, le potentiel, oui, c’est le meilleur joueur. Après, si on compare Curry et Durant, on note que Curry le battait quand ils étaient adversaires. Durant n’a jamais été champion seul. Curry est champion en 2015, il gagne 73 matches en saison régulière sans lui.

Ce qu’on sous-estime chez Curry, c’est sa capacité à permettre à une franchise de construire autour de lui une équipe où il y a une culture de la victoire, où il diffuse de la confiance à tous ses partenaires. On dit toujours de Golden State que c’est une superbe équipe de shooteurs, mais sur les 4 dernières années, lorsque Curry est absent, c’est une équipe moyenne à 3pts*. Ça s’explique par la «gravity», l’attraction qu’il provoque sur la défense, car il faut le surveiller comme le lait sur le feu, qu’il soit à 10 mètres du panier ou dans son jeu intermédiaire. C’est quelqu’un autour de qui on peut construire une équipe. Ce n’est pas du talent, mais des qualités que Curry possède au contraire de beaucoup de joueurs. Il est sur la trajectoire que j’estime la plus, qui est celle de Michael Jordan ou Tim Duncan. Ce sont des gars qui sont arrivés dans des franchises qui n’étaient rien du tout et qui se sont mis à jouer les Finales chaque année pendant une longue période. Et la pierre centrale à Golden State, c’est Curry. Et depuis sa blessure, c’est évident.

Stephen Curry et Kévin Durant, côte à côte /Crédit : BBALL BREAKDOWN

Récemment, l’altercation entre Kevin Durant et Draymond Green a fait beaucoup parler. Tu penses que les choses auraient été différentes si Curry avait été sur le parquet ?

Je pense que l’impact sur Curry sur et en dehors du parquet est fondamental, à un point sous-estimé en permanence. Cette franchise de Golden State, c’est la sienne, notamment avec cette culture de la joie. En 2015, on se demande comment on passe d’une équipe où la balle ne se partageait pas la saison dernière et où on se limitait à du 1v1 à ces champions. Steve Kerr a aussi une grande importance dans ce constat. Mais c’est parce que Curry est un franchise player qui lâche la balle. C’est un mec qui lève les bras quand Klay Thompson bat son record de tirs à 3pts*. On a connu des leaders comme Kobe Bryant qui confisquait la balle. Curry joue juste pratiquement en permanence. En 2015, Golden State est champion parce que Cleveland fait des prises à 2 à 9 mètres du panier sur Curry, qui lâche la balle. Du coup, un mec comme Andre Iguodala, MVP des Finales, prend des tirs à 5 mètres avec personne autour de lui. Curry est un leader inclusif.

Dans une équipe, il faut des gens qui marquent des points, mais il faut que les gens autour acceptent de leur passer la balle, de faire des écrans, de défendre à fond. On oublie trop souvent que Golden State, notamment avant l’arrivée de Durant, est une des meilleures équipes en défense. Une équipe qui défend, c’est une équipe qui vit bien, où on aide le copain. Tout ça, c’est Curry qui l’a mis en place. Durant est venu s’installer dans cette équipe où «tout était fait» et où il n’avait plus qu’à faire ce qu’il fait de mieux. D’ailleurs, il le dit lui-même. Je le cite dans le bouquin, il affirme qu’il n’est pas un leader, que Curry est le visage de la franchise. Après, la question c’est : qu’est-ce qu’il va faire l’année prochaine ? (ndlr : Durant est en fin de contrat avec les Warriors) Est-ce qu’il va vouloir, comme LeBron, repartir dans un endroit où il sera le leader incontesté ?

«La particularité des joueurs comme Curry, c’est qu’on en voit tous les 20-25 ans.»

Il ne faut pas tirer la sonnette d’alarme pour les Warriors ?

C’est un vrai incident. Il faut voir comment ça va évoluer. Mais je ne serais surpris qu’ils se remettent en ordre de bataille et qu’ils gagnent un nouveau titre. Ce n’est pas non plus un risque absolu de dire ça.

Mais pour répondre à ta question, le meilleur joueur… (il réfléchit) Si on se limite vraiment au… (il se coupe) j’allais dire au basket, mais en fait c’est faux. Dans le basket, le leadership et la dimension collective, c’est complètement déterminant. C’est peut-être une définition personnelle que j’assume, et qui peut être discutée, mais est-ce que Kevin Durant est plus fort basketteur que Stephen Curry ? Oui, pourquoi pas. Mais qui est le leader, l’âme, le moteur de cette attaque, quel est le joueur qui fait que Golden State, depuis 2014, est une équipe très au-dessus des autres et propose un basket révolutionnaire ? Quel est le mec qui rend les autres meilleurs autour de lui ? Pour moi, la réponse à toutes ces questions, c’est Stephen Curry.

Tu vois des joueurs actuellement en NBA qui pourraient avoir un impact aussi fracassant que celui qu’a eu Curry ?

Ce qui est chouette, c’est qu’on est toujours surpris. En 2013-2014, personne ne s’attend à ce que Curry explose. On ne l’attendait pas du tout à ce point-là. Le titre de 2015 est une surprise incroyable. Après, en NBA, il y a plein de joueurs prometteurs. J’ai envie de parler de Luka Doncic parce qu’il est européen et qu’il fait un super début de saison avec Dallas. C’est quelqu’un dont la maturité et l’expérience font qu’on a du mal à croire qu’il a l’âge qu’il a (ndlr : 19 ans). Après, la question est : va-t-il continuer à progresser au point de devenir extraordinairement dominant ?

Ce qui a fait la particularité de Curry, c’est qu’il avait un point fort qu’il a développé jusqu’à en faire l’arme absolue. Il a révolutionné l’usage du tir à 3pts dans le volume de tir et le «range» (ndlr : la distance du panier). Il a débloqué un code, comme dans les jeux vidéo. Le basket mondial va continuer à produire des joueurs fantastiques. Quand on voit le début de saison de Zion Williamson à l’université du Duke… Prévoir qui va être la prochaine grosse explosion, c’est compliqué car ça dépend de beaucoup de choses. Il faut tomber au bon endroit au bon moment. Ce qui a de la valeur, pour moi, ce sont les titres. Kemba Walker fait une saison extraordinaire, mais s’il ne passe pas un ou deux tours de playoffs sur les 3-4 prochaines années, bah des mecs comme lui, on en aura connu des tonnes. Ce que je vais dire est un peu dur, mais l’objectif au basket est de gagner. Les légendes s’écrivent quand on gagne. Après, sur la saison dernière, j’ai adoré Jayson Tatum de Boston. Mais est-ce qu’il va révolutionner le jeu ? Je ne suis pas sûr. La particularité de ce genre de joueurs (comme Curry), c’est qu’on en voit tous les 20-25 ans. Il y a Jordan, Shaq, Duncan, LeBron, Curry… il y en a d’autres bien sûr, mais ils sont rares.

1* 39% des GM plaçaient LeBron James comme favori pour le titre de MVP en 2015-2016. Suivaient Anthony Davis (25%), Kevin Durant et James Harden (10%), et enfin Stephen Curry (7%), élu à l’unanimité au terme de la saison.
2* Sur les 12 matches que Curry a joué cette saison, les Warriors inscrivent 13 tirs à 3pts/match en moyenne. Sur les 6 matches qu’il a raté, la moyenne tombe à 8/match.
3* Le 29 octobre dernier, Klay Thompson a inscrit 14 trois-points en un seul match. Le record était détenu par Stephen Curry avec 13 tirs primés en novembre 2016.

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